19

La chasseresse

Jane avait tué sa première proie. Elle en était très fière. Ce n’était pas un animal bien terrible : un lièvre. Mais cela ferait date dans son existence. Exactement comme quand, dans un passé lointain, le premier chasseur avait lancé sur de nouvelles voies les destinées de l’humanité, il lui semblait que cet événement donnerait aux siennes une nouvelle tournure. Elle n’aurait plus à se contenter, pour sa subsistance, de fruits sauvages et autres végétaux. Elle pourrait se procurer de la viande, garantie de la force et de l’endurance nécessaires pour parer aux nécessités de son existence primitive.

L’étape suivante serait le feu. Elle pouvait, bien sûr, apprendre à manger de la viande crue, comme faisait son seigneur et maître, mais elle y répugnait. Rien que d’y penser lui donnait la chair de poule. De plus, elle croyait parvenir à faire du feu. Elle y avait déjà réfléchi, mais elle avait eu trop de choses à faire pour mettre son projet à exécution. D’ailleurs, la nécessité ne s’en était pas encore présentée. Maintenant, c’était différent. Elle avait quelque chose à cuire, la viande de son gibier la faisait saliver. Elle voulait la faire griller sur des braises. Jane se hâta de grimper à son arbre. Parmi les trésors qu’elle avait ramassés dans le lit du cours d’eau il y avait plusieurs fragments de lave vitrifiée, claire comme du cristal. Elle chercha jusqu’à ce qu’elle ait trouvé celui auquel elle pensait et qui était de forme convexe. Vite, elle redescendit et rassembla un petit tas d’écorce pulvérisée, très sèche, ainsi que quelques feuilles mortes et des brins d’herbes jaunis, qui étaient longuement restés au soleil. Puis elle disposa, à portée de main, une provision de brindilles et de branches mortes, de différentes grosseurs.

Tremblante d’excitation contenue, elle tint sa lentille improvisée au-dessus du petit tas de feuilles et d’herbes sèches en la manipulant de manière à faire converger le plus possible les rayons du soleil. Elle attendit, presque sans respirer. Comme c’était lent ! Ses espoirs s’évanouiraient-ils, malgré l’ingéniosité du procédé ? Non ! Un mince filet de fumée s’éleva gracieusement dans l’air tranquille. Le petit tas rougit et soudain prit feu. Jane battit des mains et poussa une brève exclamation de joie. Elle avait réussi.

Elle empila de petites branches, puis de plus grosses et enfin posa une bûche par-dessus les flammes une fois que le feu se fut mis à pétiller joyeusement. C’était le bruit le plus doux qu’elle ait entendu depuis des mois. Mais il ne fallait pas traîner : bientôt, il y aurait assez de braises pour cuire le lièvre. Aussi vite qu’elle put, elle dépouilla et vida son gibier dont elle enterra la peau et les entrailles, comme elle l’avait appris de Tarzan. Deux raisons à cela : la propreté du campement, bien sûr, mais surtout l’élimination d’une odeur qui aurait rapidement attiré les fauves.

Puis elle enfila le corps de la bête sur un bâton, qu’elle disposa au-dessus du feu, faisant fréquemment tourner sa broche rudimentaire pour empêcher la viande de brûler tout en la cuisant régulièrement. Après quoi, elle se réfugia dans son arbre pour profiter de son repas dans la paix et la tranquillité. Jamais, pensa Lady Greystoke, elle n’avait mangé un mets aussi délicieux. Elle tapota affectueusement son javelot. Il lui avait valu la plus savoureuse des nourritures et, en même temps, un sentiment de confiance et de sécurité qu’elle n’avait plus connu depuis ce jour terrible où Obergatz et elle avaient brûlé leur dernière cartouche.

Elle n’oublierait jamais ce jour-là. C’était, dans son souvenir, une bousculade de bêtes féroces, plus hideuses et plus effrayantes les unes que les autres. L’Allemand et elle n’avaient pas pénétré depuis longtemps dans cet étrange pays, mais ils avaient conscience des périls qu’ils y rencontreraient car, jour après jour, ils avaient aperçu des créatures sauvages. Ce jour-là cependant… elle frissonna rien que d’y penser. Avec sa dernière balle, elle avait tué une sorte de lion tigré, aux dents en lames de sabre, au moment même où il se jetait sur Obergatz qui venait de le manquer et dont le fusil restait vide : l’officier avait tiré son dernier coup, brûlé inutilement sa dernière charge de poudre. Ils avaient continué, le lendemain, à porter leurs fusils désormais inutiles, puis ils avaient fini par s’en débarrasser, ainsi que des cartouchières qui les encombraient : Comment ils avaient réussi à survivre au cours des semaines suivantes, elle ne parvenait plus à le comprendre. Finalement les Ho-don étaient arrivés et s’étaient emparés d’elle. Obergatz avait fui. Elle, elle vivait toujours. Quant à lui, il était sans doute mort, à moins qu’il ait pu atteindre ce versant-ci de la vallée qui était nettement moins infesté de bêtes féroces.

Les journées de Jane étaient maintenant bien remplies. Elles lui paraissaient trop courtes pour accomplir toutes les tâches qu’elle avait décidé de mener à bien. Elle avait, en effet, jugé l’endroit le meilleur possible pour y vivre jusqu’à ce qu’elle ait fabriqué les armes nécessaires à ses chasses comme à sa défense.

En plus d’une bonne sagaie, elle estimait avoir besoin d’un couteau, d’un arc et de flèches. Quand elle en disposerait, peut-être prendrait-elle en considération une tentative de se frayer un chemin jusqu’aux avant-postes de la civilisation. Entre-temps il lui fallait construire un abri où elle se sentirait plus en sûreté la nuit. Elle savait en effet qu’elle risquait toujours la visite d’une panthère, même si elle n’en avait encore pas vu de ce côté de la vallée. C’était la seule menace qu’elle ressentait dans sa retraite aérienne, mais elle ne pouvait la négliger.

Elle passait, à couper de longs pieux destinés à son habitation, toutes les heures de la journée qu’elle ne consacrait pas à la recherche de nourriture. Elle hissa ces pieux dans son arbre et construisit, là-haut, un plancher reposant sur deux fortes branches et assujetti au moyen des fibres de ces sortes d’herbes ligneuses qui poussaient à profusion aux abords du ruisseau. Elle construisit de même des cloisons et un toit qu’elle recouvrit de plusieurs couches de larges feuilles. L’aménagement de fenêtres grillagées et d’une porte constituait des questions de première importance et d’un intérêt captivant. Les fenêtres, elle en avait prévu deux, de grandes dimensions, mais protégées par des barreaux inamovibles. La porte, en revanche, serait petite : elle ne lui permettrait de passer qu’en rampant, ce qui la rendrait plus facile à barricader. Elle ne comptait plus les jours mis à concevoir et à bâtir cette maison. Mais le temps ne lui coûtait guère, elle en avait à revendre : il avait perdu pour elle toute signification et elle ne désirait pas le mesurer. Elle ne savait plus depuis quand Obergatz et elle-même avaient fui la vengeance des villageois. Elle n’avait plus qu’une vague idée des saisons. Elle travaillait dur, pour deux raisons : l’une était la hâte de voir achevé son petit domaine, l’autre de parvenir, le soir, à un tel état d’épuisement physique qu’il l’obligeait à dormir jusqu’au lendemain. En réalité, elle mit moins d’une semaine à terminer sa case, c’est-à-dire à la rendre parfaitement sûre. Mais on ne saurait dire combien de temps elle passa à y apporter des retouches, des ajouts et des raffinements.

Sa maison et la chasse, voilà qui remplissait une vie quotidienne, à laquelle, de temps en temps, des lions en maraude venaient apporter du piment. Sa connaissance de la forêt, elle la tenait principalement de Tarzan, grand maître en la matière ; mais elle y ajoutait un patrimoine considérable d’expériences pratiques, provenant de son propre passé, de ses propres aventures dans la jungle et, en particulier, de ses longs mois d’errance avec Obergatz. Chaque jour y apportait, d’ailleurs, une nouvelle contribution. C’est sans doute pourquoi elle paraissait à l’abri des mauvaises surprises, car elle savait quand Numa approchait, avant qu’il fût assez près pour charger et, de plus, elle ne s’écartait jamais de ses lieux de retraite les plus sûrs : les arbres.

Cependant les nuits, avec leurs bruits étranges, la déprimaient encore et la faisaient souffrir de sa solitude. Seule son aptitude à s’endormir rapidement et profondément les lui faisait supporter. Pourtant la première nuit qu’elle passa dans sa maison terminée, derrière ses fenêtres grillagées et sa porte barricadée, la remplit d’un sentiment de paix et de bonheur sans mélange. Les rumeurs nocturnes semblaient se perdre au loin, devenir impersonnelles. Le murmure du vent dans les arbres la berçait mollement. Auparavant, il lui paraissait lugubre et inquiétant, dans la mesure où il pouvait cacher l’approche d’un danger réel. Cette nuit-là, elle n’eut aucune peine à trouver le sommeil.

Elle s’aventurait maintenant plus loin, dans sa quête de nourriture. Jusqu’à présent, elle n’avait réussi à transpercer de son javelot que des rongeurs. Et elle ambitionnait de tuer une antilope parce que, en plus de sa viande, celle-ci lui fournirait du boyau pour son arc, tandis que sa peau se révélerait d’une valeur incalculable lorsque viendrait, avec la saison des pluies, le mauvais temps. Il lui était arrivé d’apercevoir ces animaux timides et elle s’était assurée qu’ils traversaient toujours le ruisseau à un certain gué, en amont de son campement. C’est là qu’elle se rendait. Avec la prudence et la ruse d’une panthère, elle s’enfonça dans la forêt, en décrivant un cercle pour éviter de rester sous le vent aux abords du gué. Elle s’arrêtait souvent pour observer et écouter si rien ne la menaçait, semblant elle-même la personnification d’une biche aux abois. À la fin, elle se glissa silencieusement vers l’affût qu’elle avait choisi. Quelle chance ! Un beau mâle buvait au ruisseau. Elle s’approcha encore. Puis elle rampa jusqu’à ce que, cachée par un buisson, elle fût à portée de javelot de sa proie. Bientôt, elle devrait se dresser de toute sa taille et lancer son arme. Elle devrait la lancer de toutes ses forces et avec une précision parfaite. Elle trembla un moment d’excitation mais, quand elle se leva et envoya son projectile, ses muscles agiles restèrent souples et détendus. La pointe de l’arme s’enfonça à moins d’un doigt du point visé. L’antilope fit un bond, atterrit sur la berge et s’écroula, morte. Jane Clayton se précipita vers sa proie.

— Bravo !

Une voix venait de prononcer ce mot en anglais. Elle provenait des broussailles bordant l’autre rive. Jane Clayton s’immobilisa, pétrifiée de surprise. Alors surgit un homme à l’aspect étrange et dépenaillé. Elle ne le reconnut pas tout de suite. Mais, quand elle le reconnut, elle recula d’instinct.

— Lieutenant Obergatz ! s’écria-t-elle.

— Exact. C’est moi, répondit l’Allemand. Je ne sais pas à quoi je ressemble, mais c’est bien moi, Erich Obergatz. Et vous ? Vous avez un peu changé, vous aussi, pas vrai ?

Il regardait ses jambes nues, ses plaques pectorales d’or, son pagne en peau de jato, la ceinture et les ornements constituant d’ordinaire l’appareil d’une femme ho-don. Lu-don en effet l’avait ainsi vêtue au moment où grandissait sa passion pour elle. Même la fille de Ko-tan ne possédait pas de plus beaux atours.

— Mais que faites-vous là ? insista Jane. Je pensais que, si vous viviez toujours, vous seriez retourné chez les civilisés.

— Gott ! s’exclama-t-il. Je me demande pourquoi je continue à vivre. J’ai souhaité mourir, j’ai prié pour cela, mais je vis toujours. Pas d’espoir. Nous sommes condamnés à rester dans cet horrible pays jusqu’à la fin de nos jours. Le marécage ! L’infernal marécage ! J’en ai parcouru les bords, à la recherche d’un endroit où passer, jusqu’à ce que j’aie fait le tour de ce maudit pays. Nous y sommes entrés sans trop de peine mais, depuis, les pluies sont venues et aucun être humain ne peut traverser ce bourbier de vase gluante, plein de reptiles affamés. Combien de fois n’ai-je pas essayé ! Et les bêtes qui infestent ce pays de malheur ! Elles m’ont traqué jour et nuit.

— Mais comment leur avez-vous échappé ?

— Je ne sais pas. J’ai fui droit devant moi, encore et toujours. Je suis resté parfois des jours entiers au sommet d’un arbre, affamé, assoiffé. Je me suis fabriqué des armes – des gourdins et des lances – et j’ai appris à m’en servir. J’ai tué un lion à coups de massue. Je me suis battu comme un rat coincé dans son trou : nous ne valons pas mieux que des rats, dans ce pays plein de périls incommensurables. Mais parlez-moi de vous. S’il est surprenant que je sois vivant, ça l’est encore bien plus en ce qui vous concerne.

Elle lui raconta brièvement ce qui lui était arrivé, tout en se demandant comment elle ferait pour se débarrasser de lui. Elle ne pouvait concevoir de reprendre une vie où elle l’aurait pour unique compagnon. Plutôt rester seule : cela valait mille fois mieux ! Jamais sa haine ni son mépris ne s’étaient émoussés durant les longues semaines, les longs mois de leur association forcée. Maintenant qu’il ne pouvait même plus lui servir à la ramener à la civilisation, elle repoussait l’idée de le voir tous les jours. De plus, elle le craignait. Elle n’avait jamais eu confiance en lui. Et à présent, elle lui trouvait une étrange lueur dans les yeux, qu’elle ne lui avait pas connue avant qu’ils fussent séparés. Elle ne parvenait pas à l’interpréter. Tout ce qu’elle savait, c’est qu’elle en éprouvait de l’appréhension, une crainte imprécise.

— Vous avez donc vécu longtemps dans la ville d’A-lur ? dit-il en parlant la langue de Pal-ul-don.

— Vous avez appris cette langue ? Comment ?

— Je suis tombé sur une bande de métis, des proscrits qui hantent une gorge cernée de rochers, par où la rivière principale de la vallée se déverse dans les marais. On les appelle les Waz-ho-don. Leur village consiste à la fois en cavernes naturelles et en maisons taillées dans la roche tendre, au pied de la falaise. Ils sont très ignorants et très superstitieux. La première fois qu’ils m’ont vu, ils ont eu peur de moi parce que je n’avais pas de queue et que mes pieds et mes mains différaient des leurs. Ils me prenaient pour un dieu ou un démon. N’étant en situation ni de fuir, ni de me défendre, j’ai bluffé et je les ai impressionnés au point qu’ils m’ont conduit à leur village, qu’ils appellent Bu-lur. Là, ils m’ont nourri et m’ont traité aimablement. J’ai appris leur langue, tout en cherchant à les impressionner plus encore et à leur faire croire que j’étais un dieu. J’ai réussi. Mais un jour, un vieux bonhomme, une sorte de prêtre ou de sorcier, est devenu jaloux de mon pouvoir croissant. C’était le commencement de la fin et, du reste, les choses ont failli en rester là. Il leur a dit que, si j’étais un dieu, un coup de couteau ne me ferait pas saigner et que, si je saignais, cela prouverait que je n’étais pas un dieu. Il s’est arrangé, à mon insu, pour organiser l’épreuve, qui devait se dérouler une certaine nuit devant tout le village. Il s’agissait d’une de ces nombreuses occasions où ils mangent et boivent à la santé de Jad-ben-otho, leur divinité païenne. Une fois sous l’influence de leur ignoble liqueur, ils souscriraient aux plus sanglantes élucubrations de leur sorcier. Heureusement, une femme me révéla leur projet, non pas pour m’avertir du danger, mais par simple curiosité féminine : elle voulait savoir si, oui ou non, le coup de dague me ferait saigner. Elle n’avait sans doute pas la patience d’attendre la démonstration officielle. Elle voulait savoir tout de suite. Je l’ai attrapée au moment où elle s’apprêtait à me planter un couteau dans le flanc. Je l’ai interrogée et elle m’a expliqué toute l’affaire avec la plus grande naïveté. Les guerriers ayant déjà commencé à boire, il devenait inutile de tenter d’en appeler à leur intelligence ou même à leur superstition. Il n’y avait qu’une alternative : la mort ou la fuite. J’ai alors dit à la femme que j’étais extrêmement outragé et offensé par cette mise en doute de ma divinité, et qu’en marque d’extrême défaveur, je les abandonnais à leur sort. « Je retourne immédiatement au ciel ! » ai-je proclamé.

Elle restait à tourner autour de moi ; elle voulait assister à mon ascension. Mais je lui ai déclaré que j’allais partir au milieu de flammes qui lui brûleraient les yeux si elle ne s’en allait pas immédiatement, et qu’elle ne devait pas revenir avant une heure au moins ! Je l’ai persuadée que si non seulement elle-même, mais n’importe qui d’autre s’approchait de cette partie du village pendant ce temps-là, tous, y compris elle-même, périraient par les flammes. Très intimidée, elle est partie sans demander son reste, non sans ajouter que si je disparaissais vraiment dans l’air, tout le village saurait que j’étais Jad-ben-otho lui-même. Ils doivent être perplexes maintenant car j’ai mis bien moins d’une heure pour disparaître et, depuis lors, je ne me suis plus aventuré dans les parages de Bu-lur.

Il partit d’un rire âpre et convulsif qui donna le frisson à Jane. Pendant qu’Obergatz parlait, elle avait extrait son javelot de la carcasse de l’antilope et s’était mise à dépouiller la bête. Il ne chercha pas à l’aider, restant au contraire à l’observer et à lui parler, sans cesser de se passer les doigts dans les cheveux et la barbe. Des doigts sales, des cheveux hirsutes ; son visage et tout son corps étaient couverts d’une croûte de crasse. Il était nu, à l’exception d’un lambeau de peau graisseux et déchiré qui lui pendait autour des reins. Ses armes consistaient en une massue et un couteau waz-don, qu’il avait dû voler à Bu-lur. Mais ce qui inquiétait Jane bien plus que sa saleté et son armement, c’était ce rire sec et l’expression bizarre de ses yeux.

Cependant elle avançait dans son travail, dépeçant l’animal en n’en retenant que les morceaux qui lui convenaient, car elle n’avait pas l’intention d’emporter plus de viande qu’elle n’en pourrait consommer avant qu’elle ne se gâte : elle n’était pas assez fille de la jungle pour apprécier une chair peu fraîche. Au bout d’un moment, elle se releva et fit face à son interlocuteur.

— Lieutenant Obergatz, dit-elle, par chance ou par accident, nous nous sommes retrouvés. Vous ne l’aviez certainement jamais envisagé, pas plus que moi d’ailleurs. Nous n’avons rien de commun, en dehors des sentiments engendrés par l’antipathie naturelle et la défiance que vous m’inspirez. Vous êtes l’un des principaux responsables de toutes les misères, de tous les chagrins que j’ai endurés durant d’interminables mois. Mais, ce petit coin du monde m’appartient, par droit de découverte et d’occupation. Donc, allez-vous-en et laissez-moi profiter ici de toute la tranquillité possible. C’est le moins que vous puissiez faire pour compenser le mal que vous m’avez causé, à moi et aux miens.

L’homme la regarda de ses yeux de poisson et resta un moment silencieux. Puis il éclata une nouvelle fois d’un rire étrange et sans gaieté.

— M’en aller ! Vous laisser seule ! cria-t-il. Je vous ai retrouvée. Nous deviendrons de bons amis. Il n’y a plus personne au monde que nous. Personne ne saura jamais ce que nous faisons, ni ce que nous devenons. Et vous me demandez de m’en aller, de vivre seul dans l’immensité de cet enfer !

Il se remit à rire, sans qu’aucun des muscles lui entourant les yeux et la bouche ne prît un pli joyeux. Rien de plus qu’un son caverneux, une imitation de rire.

— Rappelez-vous votre promesse, dit-elle.

— Promesse ! Promesse ! Que sont les promesses ? Elles sont faites pour qu’on les renie. Nous avons enseigné cela au monde entier, à Liège et à Louvain. Non ! Non ! Je ne m’en irai pas. Je resterai et vous protégerai.

— Je n’ai pas besoin de votre protection, insista-t-elle. Vous avez déjà vu que je sais me servir d’une lance.

— Oui, mais ce ne serait pas bien de vous laisser seule ici, car vous n’êtes qu’une femme. Non, non, je suis un officier du Kaiser et je ne puis vous abandonner.

Son ricanement le reprit.

— Nous pourrions être très heureux ensemble, ici, ajouta-t-il.

Elle ne put réprimer un haut-le-cœur. À vrai dire, elle ne tenta même pas de dissimuler son aversion.

— Vous ne m’aimez pas ? demanda-t-il. Ah ! C’est bien dommage ! Mais un jour vous m’aimerez.

Et il repartit de son rire horrible.

Elle s’était accroupie pour envelopper des morceaux de viande dans la peau de l’antilope. Elle se releva, jeta le baluchon par-dessus son épaule et, son javelot à la main, refit face à l’Allemand.

— Partez ! ordonna-t-elle. Nous avons assez parlé. Ceci est mon territoire et je le défendrai. Si je vous revois, je vous tue. Comprenez-vous ?

Une expression de fureur tordit les traits d’Obergatz. Il leva sa massue et s’avança vers elle.

— Halte !

Elle tendit le bras, prête à lancer son arme.

— Vous m’avez vue, enchaîna-t-elle, tuer cette antilope et vous avez dit très justement que personne ne saura jamais ce que nous faisons ici. Mettez ces deux choses ensemble, l’Allemand, et tirez vos conclusions avant de faire un nouveau pas dans ma direction.

L’homme s’arrêta et abaissa son gourdin.

— Venez, supplia-t-il d’un ton qui se voulait conciliant. Soyons amis, Lady Greystoke. Nous pouvons nous être mutuellement d’un grand secours et je vous réitère ma promesse de ne pas vous faire de mal.

— Rappelez-vous Liège et Louvain, grimaça-t-elle. Maintenant je m’en vais. Prenez garde à ne pas me suivre. Considérez qu’à moins d’une journée de marche de cet endroit, dans quelque direction que ce soit, vous vous trouverez sur mon domaine. Si jamais je vous revois dans ces limites, je vous tue.

Nul doute qu’elle ferait ce qu’elle disait. L’homme parut s’en convaincre, mais il resta obstinément à la regarder jusqu’à ce qu’elle disparaisse dans la forêt, au tournant de la piste ouverte par le gibier pour venir boire au gué.

[Tarzan-08] Tarzan dans la préhistoire
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